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Interview de Nadav Kander : « La photographie documentaire ne m’intéresse pas du tout »

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Retour en arrière… C’était en juillet, aux Rencontres internationales de la photographie d’Arles. Nadav Kander, photographe né en Israël et basé à Londres, venait de présenter Dust, l’un des coups de cœur de la rédaction, au sein de l’exposition « Prix Pictet, une rétrospective » ; Nous nous sommes installés devant le Magasin électrique des Ateliers. Il faisait beau, il y avait du vent, des trains passaient… Alors que j’allumais l’enregistreur, il m’a prévenue : « Je n’ai vraiment pas grand-chose à dire sur ce travail, pour être honnête. » Je ne l’ai pas cru. Conversation.

| par Carole Coen



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery


Dust est un travail sur les zones militaires interdites de Priozersk et Kurtchatov, à la frontière entre la Russie et le Kazakhstan. La première était un site d’essais de missiles longue distance ; dans la seconde, des centaines de bombes atomiques ont explosé, irradiant les habitants de la région, qui ignoraient tout de ces opérations. Nadav Kander s’est rendu dans ces zones en 2011 et 2012. De ses images se dégagent une subtile tension entre sérénité et tragédie : baignés d’une douce lumière, ces paysages portent les cicatrices d’entreprises de destruction, imaginées par l’homme contre l’homme et qui, aujourd’hui, tombent en poussière…
Dust est exposé jusqu’au 11 octobre 2014 à la Flowers Gallery, à Londres.



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery


OAI13 : Vous avez dit avoir été attiré par le caractère secret des lieux. Une fois sur place, c’était toujours le cas ?

Nadav Kander : Au départ, effectivement, il y avait le secret. Et comme je travaille de manière intuitive, cet aspect a suffi à éveiller mon intérêt : là réside une atmosphère avec laquelle je peux travailler parce qu’elle produit une alchimie qui me convient. Mais ensuite, quand on travaille plus en profondeur dans un lieu, cela évolue constamment. On commence à comprendre ce que le secret vous fait ressentir. Ce n’est pas forcément une compréhension intellectuelle. C’est peut-être votre corps qui commence à comprendre. Et c’est à partir de là que vous faites le travail. Et ça, c’est vraiment un sujet important. Vraiment, vraiment important – pas le secret en soi, mais la compréhension que tout ce qui vous est arrivé dans la vie est là, avec vous et l’appareil photo. Et c’est pour ça que je préfère travailler de manière intuitive : je crois que la vérité de la condition humaine apparaîtra dans le travail. Et que le regardeur, qui est aussi important que moi et que le sujet, vivra une expérience, comme moi j’en ai vécu une, mais qui pourra être différente.
Je crois que c’est une idée très simpliste d’imaginer qu’un photographe sait tout, qu’il se tient avec son appareil comme un artiste se tiendrait avec son pinceau et peindrait la scène pour montrer des informations vraies. La vérité, c’est le regardeur. Mon image n’a pas de scénario. La narration est tout entière dans le regardeur. Et c’est pour cette raison qu’il est si excitant de travailler de cette manière. En ce qui me concerne, en tout cas. Il y a plein d’autres personnes qui travaillent de manière intellectuelle, mais ce n’est pas mon cas. J’apprécie l’aspect intellectuel des choses, mais après le projet.



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery


Vous voyez de la beauté dans ces sites de destruction. Comment conciliez-vous les deux ?

Je crois que très jeune, j’ai réalisé que ce à quoi j’essaie toujours d’arriver est une certaine vérité de l’émotionnel, une certaine vérité de la condition humaine. En tant qu’êtres humains, nous pensons que nous sommes incroyablement originaux, surtout en 2014. Mais en réalité, pour ce qui est de notre condition humaine, nous ne le sommes pas du tout ! Nous sommes très liés par la souffrance, la vulnérabilité, la jalousie, par des choses que nous n’aimons pas chez nous, par d’autres choses que nous aimons, et que nous reconnaissons chez d’autres. Et c’est ça que j’aime avoir dans mes images ; j’aime aussi les compositions très douces. Et cette douceur invite à contempler la condition humaine, je crois. Voilà, c’est quelque chose comme ça… Je ne peux pas le décrire très précisément…

Est-ce de l’ordre de l’acceptation, d’où cette grande douceur ? Est-ce que vous dîtes : voici ce que nous sommes ?

Ce n’est pas conscient pendant que je réalise l’image, mais c’est ce qui me fait réagir. Je le reconnais dans les photographies, mais je ne le réalise pas pendant que je les fais. Je sais qu’il y a des moments où je sens que ce que je regarde est rempli d’une certaine atmosphère, et alors je fais la photo. Et toutes les décisions que l’on prend — le moment de la journée, le mode d’impression, les couleurs — contribuent au résultat final. Mes images commencent d’une certaine façon et finissent d’une autre, et mon intervention est vraiment importante. C’est ça qui fait que les images sont cohésives, qu’elles forment une série.



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery


Pensez-vous que cette manière de photographier ces sites de destruction a plus d’impact sur le regardeur ?

L’esthétique de la destruction est quelque chose sur laquelle j’ai réfléchi bien plus tard, lorsque j’ai lu sur Albert Speer, sur la valeur des ruines, et cela m’a fait aller encore plus loin. J’ai réalisé que dans les peintures et même dans la vie, lorsque des gens achetaient de grandes propriétés en Angleterre ou en France, ils demandaient souvent à un architecte de leur construire une ruine. Et la raison pour laquelle on faisait cela est que c’était quelque chose qui montrait qu’il y a un passé. Qu’il y a de la distance. Et cela nous permet presque d’accepter avec plus de facilité que le temps passe, que nous avançons…

Cela nous permet d’accepter la mortalité ?

Oui, exactement, la mortalité. Cela nous permet de nous faire à cette idée et d’en avoir moins peur. Et ça, c’est l’histoire de la mélancolie de l’esthétique de destruction. Et cela, je le ressens, sans aucun doute. Du coup, je me suis posé des questions : et les ruines modernes ? Qu’en est-il des blockhaus en Angleterre et en France ? Que signifient-ils ? Pourquoi ces ruines ne sont-elles pas romantiques ? Est-ce le temps qui les rendra romantiques, ou est-ce que la nature doit reprendre ses droits pour les rendre belles, comme à Tchernobyl ? Tchernobyl est un endroit tellement beau, et lorsqu’on réfléchit à la raison pour laquelle ce site est devenu beau, on se rend compte que nous, en tant qu’êtres humains — encore une condition commune —, nous sommes tellement admiratifs de la nature lorsqu’elle domine l’homme. C’est presque rassurant. Cela nous rassure de savoir qu’il y a cette force qui nous domine. Donc c’est là, je crois, que réside l’esthétique de la destruction. Mais ce qui est sûr, c’est que ces réflexions me sont venues plus tard.



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery

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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery


Quelle est la réalité de ces lieux aujourd’hui ? Sont-ils toujours secrets ?

L’un oui. L’autre ne l’est plus, mais il faut « faire attention ». En fait, j’ai été arrêté dans celui qui n’est plus interdit, parce qu’ils ne comprennent toujours pas pourquoi quelqu’un vient prendre des photos, et ils n’aiment toujours pas ça… Donc ce sont deux endroits encore assez dangereux. Mais j’ai essayé de parler aux gens, d’avoir des informations. J’en sais pas mal sur le Polygone. L’une des choses les plus incroyables sur ce lieu est que les communautés agricoles implantées tout autour n’ont jamais été vraiment informées des dangers des explosions. Les gens étaient sous surveillance, et il y a une autre série sur… Non, je préfère ne pas en parler !

Votre travail est-il de la photographie de paysage ou de la photographie documentaire ? Ou préférez-vous ne pas le définir ?

La photographie documentaire ne m’intéresse pas du tout, mais je me rends bien compte que lorsqu’on fait une série d’images dans un lieu, cela devient un document. Mon travail sur le Yangtze (Yangtze: The Long River, 2010) est un document du moment, de l’époque. Donc ça ne me dérange pas, mais mon intention se concentre surtout sur l’atmosphère ou ce que je ressens. Ce n’est certainement pas documentaire, et je ne fais certainement pas un exposé de quelque chose. Il y a plein d’autres gens qui font ça très bien.

Souhaitez-vous nous parler d’une photographie en particulier de Dust ?

J’aime beaucoup celle de la statue cassée près du lac — il s’en dégage une très belle mélancolie, et beaucoup de gens pensent immédiatement à Caspar Friedrich. Cette scène évoque le sublime, et j’aime beaucoup cette image parce qu’elle me fait penser au Yangtze, aux petites gens, et elle fonctionne d’une façon similaire, qui me plaît beaucoup. Le moment où j’ai réalisé cette photographie était fantastique en soi, et je savais que l’image allait être belle.



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery


Elle fait un peu penser à la fin du monde…

Il y a une citation de Yates dans le livre qui dit : « Je vous montrerai la peur dans une poignée de poussière. » Je pense que ces structures ont été construites sur la peur. C’est la peur de l’homme envers l’homme. C’est une période très sombre et donc oui, la Guerre froide aurait pu provoquer la destruction de l’humanité, ou d’une grande partie de l’humanité. Donc c’est vrai, mais vous savez, mon travail va au-delà — ce qui m’intéresse au fond, c’est la capacité de lien qui existe entre les hommes.


Dust, de Nadav Kander
Jusqu’au 11 octobre 2014 à la Flowers Gallery, Londres.
Du 27 novembre 2014 au 4 janvier 2015 à la Torch Gallery, Amsterdam.



Le livre : Dust, de Nadav Kander, textes de Ted Hughes.
Hatje Cantz, 2014
128 pages, 50 photographies
34 x 27 cm
65 €


Site internet : nadavkander.com



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery



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© Nadav Kander. Courtesy Flowers Gallery


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