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Une photo, ça se prend ou ça se fait ?

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Derrière le mythe de l’instant décisif et celui de la photo dite « plasticienne » se dessinent deux attitudes photographiques qu’il est facile d’opposer : d’un côté, le photographe qui sait être là au bon moment, pour saisir ce qui se présente devant son objectif. De l’autre, le photographe/concepteur de projet qui réfléchit et cherche une idée qu’il réalisera ensuite sur le terrain ou dans son atelier. Deux attitudes, deux conceptions : soit tout est déjà là, devant nous et il suffit de le traduire ; soit le monde est à re-fabriquer. Voir ou construire, faut-il vraiment choisir ?


light RaghubirSingh3-HowrahWestBengal1991Raghubir Singh, Howrah, WestBengal, 1991


Il est là, avance, recule, s’accroupit, prêt à bondir sur l’image. Il danse avec son appareil photo à la main. Il parle de centièmes de secondes, minimise son importance : « j’étais là au bon moment, c’est tout ». Son image relève de la simple anecdote ou d’une construction instantanée aussi minutieusement élaborée qu’un château de cartes. Mais une seconde plus tard, pfffuit, le château s’est écroulé et il n’y a plus d’image. Il dompte la lumière, la chevauche ou la regarde en face. Il ? C’est le street photographer, le reporter ou le photographe humaniste. C’est Garry Winogrand, Henri Cartier-Bresson ou Robert Doisneau. Ce sont des guetteurs, des chasseurs d’image. Ils ont ce mystérieux « œil du photographe », selon le titre du célèbre livre (publié en 1966) de John Szakowski, conservateur au MOMA et précurseur de l’entrée de la photographie dans les musées.

Mais si de telles images représentent aujourd’hui les classiques de l’art photographique, les chefs d’œuvres fondateurs, elles courent aussi le risque d’être réduites à des « images à la sauvette », d’après le titre d’un autre ouvrage célèbre, celui d’Henri Cartier-Bresson, paru en 1952. Ouvrage traduit, pour l’édition américaine, par l’expression « The Decisive Moment », le fameux instant décisif. Toute une conception de la photographie qui se trouve mise en crise à partir des années 70, au moment-même ou la photographie a enfin gagné le droit d’investir musées et expositions d’art contemporain.


GW-253 lightGarry Winogrand, Los Angeles, 1969


Années de rupture : la photographie a à peine intégré le champ artistique que son statut est aussitôt remis en question. Voilà que sa capacité à saisir l’instant ne suffit plus. Il faut, pour que la photographie s’affirme, qu’elle se choisisse une voie. Soit celle de l’objectivité : être un « pur » document, le photographe s’effaçant derrière ce qu’il représente. Soit la voie de la subjectivité revendiquée : le photographe conçoit un projet artistique dont la photographie est le médium, parfois croisé avec d’autres médiums (cinéma, peinture, littérature). La photographie n’est plus l’outil d’un virtuose de la vision instantanée, elle est le fruit d’une pensée artistique. La simple pêche aux images est terminée, la photographie peut se permettre de mettre en scène une fiction tout en dressant son autocritique.


light rodney-graham-fishing-on-the-jetty-photographs-chromogenic-print-c-print-zoomRodney Graham, Fishing on the Jetty, 2003


La photographie s’intègre donc au champ de l’art contemporain. Elle peut alors prendre part à un processus artistique et devenir une installation. Prenons l’exemple du « Regard des Morts », installation photographique d’Alain Fleischer adaptable dans sa forme comme dans les sujets traités (ici des poilus de la première guerre, là des médaillons de tombes juives). La présentation de cette installation à la Maison Européenne de la Photographie en 2003 reprenait le principe de la chambre noire d’un laboratoire photographique argentique : plongée dans la lumière rouge inactinique, la pièce était fermée par un rideau. Au sol, des dizaines de cuves contenant chacune la photo des yeux du portrait d’un soldat tué pendant la première guerre mondiale. Mais la photo n’avait pas été fixée chimiquement : ce qui implique qu’elle disparaisse au fur et à mesure de l’exposition, disparition encore accélérée par l’irruption rapide de la lumière à l’entrée de chaque visiteur. Magnifique boucle du sens : l’exposition ressuscite des regards que vont effacer les regards qui se posent sur eux.


05 Fleischer lightAlain Fleischer, le Regard des Morts, détail de l’installation


Alain Fleischer se dirait-il photographe au même titre que Cartier-Bresson ? Probablement pas: l’appareil photo est l’un de ses outils, mais pas le seul. La photographie est l’un de ses médiums, mais pas le seul. D’ailleurs, dans le discours théorique, le mot photographie se verra progressivement souvent remplacé par le mot image.


Peut-on dire que, dès lors, la photographie a définitivement changé ? Oui et non. Oui, parce qu’elle est rarement, aujourd’hui, le simple résultat d’une flânerie poétique. Plus qu’avant, elle est soutenue par une pensée en amont ou en aval de l’image. Non, parce que cela n’invalide nullement la possibilité de réaliser des images directes, prises sur le vif. Plus qu’une rupture donc, une évolution : aujourd’hui, même quand une photo se prend, elle renvoie à une élaboration qui est bien plus qu’une capture instantanée.


weber lightMartin Weber, A Map of Latin American Dreams, Medellin, Colombia, 1992 , Mon rêve est de mourir



par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué




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Bruno Dubreuil enseigne la photographie au centre Verdier (Paris Xe) depuis 2000. Il se pose beaucoup de questions sur la photographie et y répond dans OAI13.

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