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Peut-on parler d’un art Polaroid ?

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Dès son apparition dans les années 60, le film Polaroid couleur a fait sensation : sa facilité d’utilisation séduit le grand public aussi bien que les photographes les plus renommés. Au moment où ce film renaît, un regard rétrospectif nous montre qu’il a généré des créations fortes alors que le nombre de directions esthétiques qu’il a ouvertes est relativement limité.


« It’s so simple », disait le slogan publicitaire de Polaroid. Si simple que cela semblait contrer tout le savoir technique des photographes professionnels. Si simple qu’il semblait difficile d’élever le Polaroid au rang d’œuvre d’art. Si simple qu’une telle manière de produire une œuvre ne pouvait que séduire Andy Warhol. Et de nombreux photographes parmi les plus célèbres (Robert Frank, André Kertesz, Robert Mapplethorpe) ont vu dans cette technique sans technique une sorte de retour aux origines de la photographie : une empreinte directe du réel et de l’instant présent.


Andre KerteszAndré Kertesz, 1979


Car bien sûr, l’argument décisif du Polaroid, c’est l’instantanéité. Un terme ambigu d’ailleurs : la prise de vue au Polaroid n’est pas plus instantanée que celle de n’importe quel appareil photo. Le temps de pose n’y est pas plus court. Ce qui est instantané, c’est le développement de l’image, et donc la possibilité (légèrement différée) de vérifier la conformité entre l’instant photographique et l’instant réel. Une problématique que la photographie numérique a largement résolue.

Mais il y a autre chose : car sinon, comment expliquer l’attachement d’Andrei Tarkovski aux polaroids, lui qui était un réalisateur si investi dans la construction esthétique de ses plans cinématographiques ? C’est que les couleurs du Polaroid, avec leur aspect un peu délavé, presque étouffées, sont très adaptées à une évocation atmosphérique. Aptes à retenir ce que Tarkovski appelait la fuite du temps . Paradoxe donc, qui verrait l’instantanéité en charge de l’éternisation de l’instant.


Andrei Tarkovski


Andrei Tarkovski


Ce que l’on connait peut-être le plus de l’art Polaroid, ce sont ces grandes compositions du peintre David Hockney, créées dans les années 80. Le procédé a connu une belle postérité, réutilisé par exemple dans les portraits de célébrités de Stefan De Jaeger.

Chez Hockney, ces images composites sont inégales : d’une certaine platitude lorsqu’elles ne font que fragmenter un paysage en minuscules photos jointes de manière un peu anarchique ; riches et élaborées lorsqu’elles éclatent l’espace représenté et font bégayer l’instant à l’intérieur de l’image, comme un équivalent photographique de ce que cherchait le cubisme en son temps.


David Hockney, Nathan swimming, Los Angeles , 1982


David Hockney, Gregory reading in Tokyo, 1983


On connait moins les possibilités de travail qu’offre l’émulsion du film Polaroid . Lorsqu’elle n’a pas encore été transférée sur son support cartonné définitif, on peut la prélever délicatement et la transférer sur un autre support, ou bien l’utiliser telle quelle : une fine peau de visible, translucide et fragile, précieuse.


Patrick Saad, Reste


Mais il y a aussi ces instants pendant lesquels il ne faut pas décacheter l’image, attendre que les différentes actions chimiques aient eu lieu. Lucas Samaras, artiste grec émigré aux Etats-Unis, s’est fait une spécialité de ces interventions plastiques sur l’émulsion (il s’agit de frotter le Polaroid encore cacheté, en évaluant quelles zones sont censées rester nettes et lesquelles doivent apparaître brouillées).

Ses autoportraits de la série Photo Transformation parlent de l’instabilité du visible, d’une traversée des apparences. Un travail expérimental qui rejoint des interrogations métaphysiques sur la représentation.


Lucas Samaras


Lucas Samaras


Lucas Samaras


Enfin, un autre type de travail provient de la qualité de flou particulière liée au Polaroid et à la distance minimale de mise au point réduite de certains modèles d’appareils. L’artiste américain David Levinthal se sert de ces flous veloutés et sensuels pour faire naître des images archétypales. La représentation se double du fait que toutes ses photos sont composées à partir de figurines : une manière de nous dire que l’image est une forme de jeu par rapport au réel, pour le meilleur et pour le pire (davidlevinthal.com).




(les trois images ci-dessus) David Levinthal, from Desire Series, 1990-91


On le voit, les options esthétiques du Polaroid sont relativement balisées, mais tout de même plus étendues que ce que pourraient laisser croire les simples filtres aux couleurs seventies qui ont envahi nos applis de smartphones : le Polaroid n’est pas qu’un marqueur d’époque, il est une vraie pratique photographique, un rapport singulier à l’image.



par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué

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