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C’était mieux maintenant : les fenêtres de Marie Bovo

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C’est par une vue depuis la fenêtre de Nicéphore Niepce que commence l’histoire de la photographie. Et depuis les pionniers de la photographie jusqu’à aujourd’hui, le motif de la fenêtre évolue, prenant des formes et des significations différentes. Doisneau, Friedlander, Woodman, Plossu, Südek : tous les grands noms se sont mis un jour à la fenêtre et ont travaillé le motif. Pourquoi alors les fenêtres de Marie Bovo, aussi simples qu’étranges, semblent-elles mener ce motif à un point d’achèvement ?



Marie Bovo, Alger 17h01, le 3 novembre 2013
Marie Bovo, Alger 17h01, le 3 novembre 2013


Le motif de la fenêtre prend ses racines plus loin que dans la photographie : très exactement en 1435, lorsque Leon Battista Alberti, théoricien de la perspective, décrit le tableau de peinture comme une fenêtre ouverte sur le monde. Le tableau devient alors perçu comme creusant le mur sur lequel il est accroché, pour ouvrir sur un autre espace. Un espace dans lequel le spectateur plonge son regard. La photographie s’inscrit naturellement dans cette conception de l’image. A ses débuts, elle y est d’ailleurs forcée par des contraintes techniques : les premiers appareils sont si lourds et encombrants que les photographes n’ont d’autre choix que de les mettre à la fenêtre pour créer leurs images.


La fenêtre appelle donc la contemplation, la rêverie. A travers elle, le photographe peut laisser le monde venir jusqu’à lui et entrer dans son atelier. Est-ce parce qu’il a été amputé du bras droit suite à ses blessures lors de la première guerre mondiale que le tchèque Josef Südek (1896-1976) a essentiellement photographié le passage du temps, des saisons et de la lumière depuis ses fenêtres praguoises ? Images lumineuses ou mélancoliques, petits poèmes argentiques.



Josef Südek
Josef Südek


La fenêtre est ambivalente : elle parle de l’ici et de l’ailleurs. Ouvrir la fenêtre, c’est se donner de l’air, une envie d’évasion.



Bernard Plossu, Marseille, 1975
Bernard Plossu, Marseille, 1975


Mais la fenêtre a aussi une autre valeur : elle permet de structurer l’espace, de l’organiser en le découpant. Cette fragmentation peut parfois devenir un effet virtuose, comme dans la photo de Marc Riboud, qui recrée presque une planche de bande dessinée, avec ses cases. La vue à travers le cadre de la fenêtre prend toute son importance parce qu’elle implique le spectateur dans l’image : elle détermine une position qui nous installe à l’intérieur de la photo.



Marc Riboud La rue des antiquaires, dans Liulichang, Pékin 1965
Marc Riboud La rue des antiquaires, dans Liulichang, Pékin 1965


Une autre dimension forte est bien sûr celle de l’intimité et du voyeurisme, dimension explorée en détails dans le film d’Alfred Hitchcock, Fenêtre Sur Cour (1954). Dans une belle image prise peu d’années après, Saul Leiter retourne l’idée en partant de l’intime pour aller ensuite vers le dehors.



Saul Leiter, 1958
Saul Leiter, 1958


En 1995, la photographe Merry Alpern publie Dirty Windows. Le livre est constitué de photos des fenêtres d’une boîte de nuit prises depuis un appartement de Wall Street : abruptement découpées par le cadre de la fenêtre et de la photo, les images sont puissantes. Sexe, argent, drogue et préservatifs : échanges et morceaux de corps. Le spectacle est de l’autre côté de la rue, le spectateur est en place : voir est une pulsion.



Merry Alpern , Dirty Windows, 1994
Merry Alpern , Dirty Windows, 1994



Merry Alpern , Dirty Windows, 1994
Merry Alpern , Dirty Windows, 1994


Sur ce thème du voyeurisme, les images de Gail Albert Halaban, bien moins subversives, semblent relever d’une tendance lisse et un peu chic qui traverse une partie de la photographie contemporaine : un peu inoffensive aussi.



Gail Albert Halaban, Out my window, 2012
Gail Albert Halaban, Out my window, 2012



Marie Bovo, Alger 18h08, le 9 novembre 2013
Marie Bovo, Alger 18h08, le 9 novembre 2013


Dans une pièce à la lumière rosée, une porte-fenêtre s’ouvre sur un petit balcon en arc-de-cercle. Le fond de l’image, avec ce mur noir qui ressemble à une peinture, paraît étrangement aplati, comme s’il n’avait pas plus d’épaisseur qu’un papier peint. Au lieu d’ouvrir sur un ailleurs, la fenêtre semble buter contre un mur. Le spectateur est alors ramené vers l’espace vide de la pièce, avec les carreaux du sol pour seule ornementation. La ville d’Alger, ce ne sont pas des visions exotiques mais des appartements presque vides, avec des murs aux couleurs pastels uniformes. Dans une photographie plus traditionnelle, la fenêtre était là pour établir une correspondance entre le paysage extérieur et l’état intérieur. Ici, le motif renvoie à une pièce vide, et le monde lui-même est devenu un motif décoratif. Les images n’existent qu’à l’intérieur de nous.



par Bruno Dubreuil, chroniqueur dévoué

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