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On sait tous que les frontières de l’Union Européenne sont surveillées. Dans un contexte politique de contrôle de l’immigration, cela semble évident. Mais qui les observe ? Et comment ?
Créée en 2004, l’« Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux FRONTières EXtérieures des États membres de l’Union Européenne », a comme tâche principale la surveillance frontalière. Les technologies utilisées permettent de repérer quiconque s’approche d’un territoire en s’octroyant le droit de ne pas être vues en retour. Le photographe allemand Julian Röder fût un de ces privilégiés à pouvoir regarder les yeux de l’Europe en face et à leur rendre la pareille.

Toutes les images, © Julian Röder



► ► ► Cet article fait partie du dossier La surveillance, une autre réalité


Camera d'imagerie thermique, Nord de la Grèce, 2012
Camera d’imagerie thermique, Nord de la Grèce, 2012


« Ma série est comme une publicité pour Frontex mais totalement exagérée et grossie : c’est trop beau pour être vrai. »
Julian Röder


Julian Röder est un photographe allemand vivant à Berlin. Depuis une dizaine d’années, il a – entre autres – réalisé des images des manifestations contre le G8 et de foires commerciales ou de vente d’armes.

Ce qui l’intéresse ce sont les structures du pouvoir et de l’économie. Ses photos amènent le spectateur à poser un regard critique sur le sujet traité en lui montrant comment ces structures cherchent à se mettre en scène et à se montrer sous leurs plus beaux jours. Et ce, jusqu’au point où cela devienne « trop beau pour être vrai ».

De 2012 à 2013, Julian s’intéresse au thème épineux de la traversée des frontières. Son angle d’attaque: les technologies de surveillance qui bordent celles des États membres de l’Union Européenne et qui trouvent leurs justifications dans des termes tels que « protection », « lutte contre la criminalité » ou « sécurité ».

Quand, après des mois d’attente, il est autorisé à réaliser un reportage sur l’agence européenne Frontex (contraction de « FronTières extérieures »), il prend le parti de sur-jouer l’idée d’une photographie mise en scène initialement imposée par le peu de temps dont il dispose pour réaliser ses prises de vues (une semaine en Grèce, deux jours dans le Sud de la France). C’est avec un regard frôlant la promotion marketing que Julian nous montre les multiples visages de la surveillance des frontières terrestres, maritimes et aériennes de l’UE. Du siège officiel de Frontex à Varsovie aux policiers munis de caméras infrarouges dans le Nord de la Grèce en passant par les satellites construits à Rome. Julian a observé ceux qui, pour contrôler tous les flux humains et matériels de ces territoires, disposent d’un budget de plus de 114 millions d’euros (uniquement pour 2015) et de matériaux de haute technologie. OAI13 a rencontré Julian à Berlin. Assis dans un café, au cœur de l’Europe, il nous a parlé de ces frontières.



Chien traqueur, Nord de la Grèce, 2012
Chien traqueur, Nord de la Grèce, 2012



OAI13 : Bonjour Julian. Comment as-tu commencé à photographier Frontex?

Julian Röder : Dans le cadre d’une exposition faite avec mon agence, je devais réfléchir sur le thème « à travers les frontières ». Au regard de tout ce que j’avais fait jusqu’à lors, j’ai très vite réalisé que je voulais travailler sur les frontières de l’Europe, c’est-à-dire ce qui nous définit de l’extérieur.

Mes travaux précédents portaient sur la manière dont le pouvoir, au sein même de nos sociétés se replie sur lui-même et se défend, notamment grâce aux rencontres et au sommets entre États. J’ai également réalisé une série, intitulée «Ressources humaines», pour laquelle je me suis rendu dans des foires commerciales. Tout cela correspondait plutôt une description de l’intérieur du système. Il manquait donc sa description de l’extérieur.

Selon toi, les frontières de l’Europe seraient donc définies par Frontex?

C’est du moins ce que l’Union Européenne s’efforce de faire en alimentant Frontex avec beaucoup de ressources financières. Le but est de surveiller la frontière de la meilleure manière possible. Frontex, c’est avant tout une agence de surveillance où toute information concernant ce qui « entre » est consignée.

Cette entreprise a en fait plusieurs niveaux.

Le premier consiste en la création d’équipes et en la connaissance du matériel disponible par l’Union Européenne en cas de crise aux frontières. Ainsi, si un pays n’arrive pas à gérer un problème frontalier, il peut demander de l’aide aux autres pays et Frontex envoie des renforts. Par exemple, la police fédérale allemande aide les agents de protection des frontières grecs dans leur travail de surveillance dans le cadre de ce qui est appelé une « mission Frontex ».

Sur un second plan, l’agence effectue aussi une « analyse des risques » : elle regarde les routes que prennent les réfugiés, d’où ils viennent et où ils vont pour pouvoir calculer où se situe le plus grand flux d’hommes et comment les États qui se trouvent sur ce chemin peuvent négocier pour ne pas avoir à s’occuper seuls de ces flux.

Enfin, Frontex s’occupe aussi de faire de la recherche sur la façon dont les pays européens peuvent mettre en commun leurs technologies de surveillance. L’objectif est d’obtenir une image des frontières extérieures aussi complète que possible..


« Bien sûr, cela fait longtemps qu’il existe des satellites de surveillance, mais auparavant ils étaient essentiellement destinés à des fins militaires. Désormais, ils sont également disponibles pour la police. »
Julien Röder


De ce que tu as vu, il existe différents programmes et agences de surveillance à l’échelle européenne : Frontex, Eurosur, Closeye (surveillance visuelle de la frontière maritime de l’Union). À cela s’ajoute les polices des différents pays…

Oui. Pour résumer: il y a Frontex, dont le siège se trouve à Varsovie, et qui est pour ainsi dire le centre de coordination d’où sont lancées les différentes mesures dans le but de «protéger» les frontières extérieures de l’UE.



Officier Frontex polonais, Nord de la Grèce, 2012
Officier Frontex polonais, Nord de la Grèce, 2012


Et puis il y a aussi Eurosur, (« EUROpean Border SURveillance System » – Système européen de surveillance des frontières), un projet de recherche développé avec Frontex. Cette initiative consiste, d’une part, en une mise en réseau des différents États membres de l’Union européenne, et d’autre part, en l’instauration de centres nationaux de coordination dans tous les États membres. Tous ces centres sont en contact entre eux et avec Frontex.

En fait, le système de surveillance développé par Eurosur est lui aussi composé de trois niveaux différents de recueil de données.

Dans l’espace, on trouve des satellites observant la terre. Il y a par exemple les satellites Sentinelle – on en dénombre six – qui peuvent être utilisés pour divers usages, notamment pour l’observation de ce qui se passe dans une zone géographique précise (forêts, montagnes etc…) et pour la sécurité. Bien sûr, cela fait longtemps qu’il existe des satellites de surveillance, mais auparavant ils étaient essentiellement destinés à des fins militaires. Désormais, ils sont également disponibles pour la police. Frontex est composé de policiers mais recourt tant à de la technologie militaire que de police civile.

Dans le ciel, on compte des avions, des dirigeables, ou encore des radars spéciaux qui permettent même de localiser les petits bateaux en bois, et pas seulement ceux en métal. J’ai par exemple photographié le Zeppelin I2C (dirigeable spécialisé dans la surveillance maritime ndlr.) dans le sud de la France, près de Toulon. Ce dirigeable est muni d’une Wesam, une caméra à hautes performances qui nous permettait de voir les bateaux en mer alors que l’on se trouvait à 30 kilomètres de la côte.

Et enfin, sur le terrain, on a des hommes.

Tous ces projets de recherche qui sont sous l’égide d’Eurosur permettent d’optimiser cette surveillance.



Monitoring Zeppelin, Southern France, 2013
Zeppelin I2C, Sud de la France, 2013


Tu peux m’en dire plus sur ce que tu as vu des différents dispositifs et mesures que l’on trouve directement sur place pour surveiller les frontières ? Tu m’as parlé de satellites, d’hommes…

On trouve par exemple des caméras d’imagerie thermique qui permettent de percevoir ce qui se passe jusqu’à 30-40 kilomètres de distance. Mais il en existe aussi des plus petites qui ne sont pas aussi « high-tech ». Et puis l’on trouve bien sûr des barrières à différents endroits. Melilla et Ceuta, par exemple, sont des villes espagnoles situées sur le continent africain. Séparées du continent européen par le détroit de Gibraltar, elles se trouvent sur une des principales routes migratoires. Ces zones sont particulièrement sécurisées. Avant, dans ces villes, il n’y avait qu’une simple barrière. Mais maintenant, on y trouve un système très sophistiqué composé de quatre barrières – avec capteurs et caméras – dont la plus haute est de 6 mètres de haut. Si quelqu’un tente d’en faire l’ascension et s’il se laisse ensuite tomber de l’autre côté, il se retrouve dans un assemblage de câbles d’acier et les capteurs se déclenchent.


À ton avis, pourquoi un tel déploiement de technologies pour surveiller les frontières européennes ?

Eh bien… je pense que cette surveillance a été conçue sur l’idée que l’Europe se compose d’États-nations avec ses propres frontières. On a tendance à penser que si un système n’était pas mis en place, beaucoup de gens viendraient pour y vivre. Personnellement, je pense que ce serait plus juste. Ce serait une sorte de justice globale ou de compensation. Je n’arrive pas à comprendre, ni l’idée que l’on puisse vouloir fermer les frontières, ni le fait que l’on réfléchisse avec cette conception d’États-nation bordés de limites extérieures.



Frontière, Nord de la Grèce, 2012
Frontière, Nord de la Grèce, 2012


Quel était ton objectif avec ce reportage ?

Je voulais faire une mise en scène avec ces images. À première vue, ma série ressemble à une publicité pour Frontex mais totalement exagérée et grossie : c’est trop beau pour être vrai.

Lors de la première exposition, j’avais fait de grands tirages. Je voulais faire ressortir un côté très monumental, technique, futuriste et « high-tech ». Comme un signe de force.


« Le personnel de Frontex et les policiers savaient que je venais et ils se disaient: « Aujourd’hui le photographe vient ! ». Tout était mis en scène. »
Julien Röder




Quand tu dis « exagérée »… penses-tu aussi « critique » ?

Cette exagération esthétique de type publicitaire semble presque nous dire : « Regardez, ceci est notre protection. Regardez comment on peut terriblement bien se protéger. » ou « Quelle formidable technique nous avons ! » et d’autres choses dans le même genre.


Ce n’est pas courant de voir directement en images un système de surveillance. Normalement, c’est plutôt lui qui nous regarde. Mais là, c’est le contraire, nous regardons la caméra…

Oui, exactement. En fin de compte, il y a beaucoup de reportages sur l’immigration et souvent, ils sont réalisés par des photojournalistes européens qui font des images de migrants ou de personnes qui viennent « de l’extérieur », c’est-à-dire des images d’« Eux », qui fuient. Et finalement, cela constitue toujours une partie de cette construction que l’on forge d’« Eux », « Eux qui viennent chez nous ». Comme une sorte de technique de construction de l’ « Étranger ». C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de ne pas photographier les migrants mais le système de surveillance mis en place par l’Union Européenne qui observe les frontières qu’ils traversent.



Unité gréco-bulgare de Frontex, Nord de la Grèce, 2012
Unité gréco-bulgare de Frontex, Nord de la Grèce, 2012


Avec ces mesures, tu pense que c’est devenu plus difficile pour les migrants de traverser les frontières?

Disons plutôt qu’on ne peut les franchir sans être, dans tous les cas, découvert. Mais on peut quand même les franchir. J’ai tout de même encore du mal à concevoir qu’un système de surveillance puisse ne rien laisser passer.

Ce qui se passe, une fois les personnes découvertes, est encore une interrogation. Il y a certes eu dans le passé des actions de « Pushback » consistant à refouler les bateaux en mer et avec eux, les personnes à bord, mais à l’heure actuelle et de manière générale, les migrants peuvent, rentrer dans l’Union où ils sont alors « fichés » afin de vérifier s’ils ont des chances d’obtenir l’asile. Si non, ils sont renvoyés dans leur pays d’origine.



Satellite d'observation terrestre, Rome, 2013
Satellite d’observation terrestre, Rome, 2013


Et tu as été confronté à l’arrestation de migrants lors de la réalisation de ce projet?

Non. le personnel de Frontex et les policiers savaient que je venais et ils se disaient: « Aujourd’hui le photographe vient ! ». Tout était mis en scène. Comme des images publicitaires, on choisit de beaux endroits, de belles rues. A première vue, cela parait étrange, mais je pense que le moment critique ne vient pas vraiment d’une analyse, mais d’une exagération de ce qui est. Quand on rend quelque chose plus formidable que ce qu’il est effectivement ça en devient une sorte de parodie.


Tu continues de suivre Frontex ? Sais-tu de quoi l’avenir de l’agence est fait?

J’ai longtemps été plongé de manière totale dans le sujet, mais maintenant plus vraiment. J’ai entendu parler d’un projet de grand drone et de questionnements sur comment on peut utiliser un tel drone à des fins de surveillance. Je pense aujourd’hui que ce qui constitue la force de Frontex, c’est sa politique d’information plus que son matériel de surveillance.



Fortification frontalière, Melilla, 2012
Fortification frontalière, Melilla, 2012


En savoir plus sur Julian Röder :

  • Julian est diplomé de l’école Ostkreuz de Berlin, de l’école de graphisme de Leipzig et de l’école de Sciences Appliquées de Hamburg. Il est actuellement membre de l’agence Ostkreuz (Berlin, Allemagne) et de l’agence Picturetank (Paris, France).

  • son site: julianroeder.com
  • … si vous êtes de passage à Berlin, vous pouvez aller voir sa série « World of Warfare » à Bethanien exposée dans le cadre d’une exposition « sur l’omniprésence de la guerre et des armes – aussi en art… ». Du 7 mars au 26 avril 2015.


  • En bonus : Pour mieux cerner les frontières concernées par les différentes agences et systèmes de surveillance :

  • Le programme Eurosur concerne les frontières de vingt-et-un pays de l’Union Européenne (Bulgarie, Estonie, Grèce, Espagne, France, Croatie, Italie, Chypre, Lettonie, Lituanie, Hongrie, Malte, Pologne, Portugal, Roumanie, Slovénie, Slovaquie et Finlande) ainsi que celles de la Norvège, de Islande, du Liechtenstein et de la Suisse. Le programme Closeye est plus méditerranéen et concerne l’Italie, l’Espagne et le Portugal.

  • Arte a publié des cartes qui montrent la présence de Frontex aux frontières europénnes et qui permettent de mieux comprendre les différentes délimitations.



  • Caméra de surveillance, Sud de la France, 2013
    Caméra de surveillance, Sud de la France, 2013