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Surveillance d’État : Trevor Paglen rend visible les sites secrets américains

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© Trevor Paglen

L’oeil de Trevor Paglen n’est pas simplement celui d’un photographe : il est aussi celui d’un géographe, d’un scientifique et d’un journaliste. Pour ses travaux, il en décuple les capacités en recourant à des téléobjectifs et télescopes. Pourquoi au juste ? Pour photographier l’Etat de surveillance américain dont les structures effectives se dérobent au regard. Quels sont les dispositifs de pouvoir mis en place au XXIème siècle ? Où se situent-ils et à quoi ressemblent-ils ? Autant de questions pour lesquelles Trevor préfèrent nous donner des images plutôt que des réponses. Son travail est exposé jusqu’au 15 décembre au musée Martin Gropius Bau à Berlin dans le cadre du mois européen de la photo.

| Interview par Nathalie Hof


Trevor-Paglen-1Dead Military Navigation Satellite (COSMOS 985) Near the Disk of the Moon, 2012. Courtesy of the artist and Metro Pictures.




Cet article fait partie du dossier : Mois de la Photo, et si on faisait un tour à Berlin ?

Trevor Paglen est un photographe américain aux multiples casquettes. Diplômé des Beaux-Arts de Chicago (School of the Art Institute of Chicago) et titulaire d’un doctorat en géographie de l’Université de Californie à Berkeley, il n’est pas de ceux qui brossent l’Etat fédéral américain dans le sens du poil. Il est plutôt du genre à aller fouiller dans ses archives et ses secrets. Et pour cela, rien ne semble vraiment le freiner ni l’effrayer : ni les longues heures passées dans les bibliothèques, ni les kilomètres parcourus sur le sol américain pour photographier, à 20 kilomètres de distance, des bases militaires secrètes.



Technologie militaire et système de surveillance américain : des sujets absents du débat public


Trevor Paglen photographie bases secrètes, satellites d’espionnage, postes d’écoute, drones et installations militaires. On se croirait en plein roman de science-fiction. Depuis plusieurs années, il a fait de la recherche de ces systèmes de surveillance une de ses activités principales.

Comment parvient-il à localiser ces lieux qui se dérobent à tous les regards ? « Je fais beaucoup de recherches pour réaliser ces projets et ces images. Je lis beaucoup de textes spécialisés : ça va des rapports amateurs de surveillance par satellite aux documents de planification militaire. De plus, je m’entretiens très régulièrement avec une vaste gamme de personnes travaillant dans beaucoup de domaines différents. », nous explique-t-il. Il se rend ensuite lui-même sur le terrain, pour voir, même si c’est au milieu du désert, même s’il faut parcourir des centaines de kilomètres, armé de téléobjectifs. Il revient avec des photos.


Trevor-Paglen5National Reconnaissance Office Ground Station (ADF-SW) Jornada del Muerto, New Mexico. Courtesy of the artist and Metro Pictures.
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Issu de « Limit Telephotography » : photographies des bases et installations secrètes américaines dans des zones reculées des Etats-Unis.



Trevor nous fait prendre conscience que notre paysage est de plus en plus parasité par la technologie militaire : drones, satellites etc. Partout et nulle part, notre regard croise celui de ces observateurs discrets et silencieux. Dans son travail « The Other Night Sky » notamment, exposé durant le Mois Européen de la Photographie de Berlin, il suit, grâce à des poses longues, les traces que les satellites laissent dans le ciel. Un ciel sans Dieu où le seul regard que l’on puisse espérer trouver est celui des caméras de surveillance des satellites qui tournent autour de la terre.

Pour entreprendre ce périlleux pistage, le photographe s’est entouré d’astrophotographes amateurs et d’ingénieurs en informatique. Ensemble, ils ont recensé et photographié les trajectoires de pratiquement deux-cent d’entre eux.


Trevor-Paglen-2KEYHOLE IMPROVED CRYSTAL from Glacier Point (Optical Reconnaissance Satellite; USA 224).Courtesy of the artist and Metro Pictures.



Si on lui demande s’il a déjà eu des problèmes pour avoir fouillé dans les affaires de l’armée américaine et de la CIA, il nous répond : « Non. Parfois mon travail contrarie ou inquiète les gens, mais c’est quelque chose de prévisible. Je fais très attention à ne pas briser les lois quand je réalise mes projets. »



La photographie, cet art qui « nous aide à comprendre que nous n’y comprenons rien »

C’est en ces termes que Trevor explique, au cours d’une interview avec l’espace culturel La Gaîté Lyrique, l’enjeu de son travail photographique. Celui-ci consiste, non pas tant à dévoiler ces lieux et traces, qu’à nous faire comprendre que la transparence politique a aussi ses zones d’ombres et que toute information n’est faite que de données partielles, incomplètes, voire confuses.


The Salt PitThe Salt Pit, Northeast of Kabul, Afghanistan, 2006. Courtesy of the artist and Metro Pictures.
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issu de « Les sites noirs » : une série de photos sur les prisons secrètes de la CIA en Afghanistan dans la guerre contre le terrorisme.



À partir de là, on pourrait se dire que son travail pourrait être celui d’un chercheur, d’un journaliste ou d’un géographe. Pourtant, c’est aussi celui d’un artiste et d’un photographe. S’il travaille effectivement de toutes ces manières, selon ce qu’il essaie de communiquer, l’approche photographique occupe une place singulière: « Je suis un artiste qui travaille avec différents médiums. Quand je commencé à réfléchir sur les notions de secret, de géographie, et sur les tensions qui existent entre faits, fiction, imagination, et perception, j’ai pensé que la photographie serait un bon moyen de les explorer parce que beaucoup de ces questions se situent au cœur de ce médium. », nous raconte-t-il.

Pourquoi ? Il ajoute : « L’approche artistique peut être très puissante car elle peut nous aider à voir le monde, et, dans mon travail, je pense ça de manière littérale. ».

La photographie permet de rendre visible cet invisible, de repousser les frontières de notre perception et de faire passer des fictions et rumeurs à l’état de faits. Elle localise et nous permet de tracer une nouvelle carte du monde, composée de zones floues, dans celle fantasmée d’une connaissance parfaite de notre géographie. Constamment en mouvement, en mutation, elle comporte aussi ses plis et ses creux.


Trevor-Paglen-4They Watch the Moon, 2010. Courtesy of the artist and Metro Pictures.
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Une station d’écoute cachée dans les forêts de Virginie-Occidentale



Si Trevor photographie ces dispositifs de contrôle, ce n’est donc pas tant pour pour comprendre pourquoi ils existent ou pour donner du sens à ces affaires secrètes, que pour élaborer un « vocabulaire » culturel dont, selon lui, nous manquons et qui nous permettrait de faire face au fonctionnement du monde contemporain : « Je pense que l’Etat de surveillance ou l' »Etat profond » joue un rôle énorme dans la façon dont le monde fonctionne, mais je ne pense pas que nous possédons un très bon « vocabulaire » culturel avec lequel nous pouvons « voir » cet état de fait. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi de l’examiner de près. »

Ce « vocabulaire » nous familiarise avec les notions d’incohérence, d’incomplétude et de manque. À l’image de ces photos, notre perception du monde est floue, partiale et ne pourra jamais embrasser d’un seul regard ce qui l’entoure.


Trevor-Paglen-6The Fence (Lake Kickapoo, Texas), 2010. Courtesy of the artist and Metro Pictures.
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Spectre visible des ondes électromagnétiques d’un système de radar entourant les Etats-Unis



Pour aller plus loin :

– son site : paglen.com
– il vit et travaille à New-York


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