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Jeunes photojournalistes, pourquoi dépenser vos économies pour partir en guerre?

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Ils ont une trentaine d’années, peu d’expérience, pas de magazines derrière eux, et pourtant, ils décident de partir photographier des conflits, en supportant tous les coûts et sans aucune garantie de vendre leurs images. Régulièrement en contact avec cette nouvelle génération de photojournalistes, je me suis souvent demandée comment ils se débrouillaient financièrement, et surtout, pourquoi décidaient-ils de partir en conflit.

| par Molly Benn



Frontière syrienne - Un soldat mort au combat sur une video prise par un membre de la brigade Liwa Diraa Al Ahraar (composante du Front Islamique).
Frontière syrienne – Un soldat mort au combat sur une video prise par un membre de la brigade Liwa Diraa Al Ahraar (composante du Front Islamique). © Jérémy Saint-Peyre



► ► ► Cet article fait partie du dossier Documenter le conflit : mission impossible ?

Depuis quelques années, depuis que la crise de la presse fait œuvre, la proportion de journalistes freelances sur les terres de conflits comparés aux envoyés spéciaux de magazines ou autres organes de presse a largement augmenté. Désormais, à chaque kidnapping ou décès d’un journaliste freelance, les articles sur l’investissement de ces indépendants comparé au désinvestissement des groupes de presse fleurissent sur de nombreux sites. Les Echos titrent « Ces journalistes qui risquent leur vie sans le soutien des médias ». L’Express constate : « Journaliste de guerre : une passion sur terrain miné ». Slate s’indigne : « Être reporter de guerre, c’est risquer sa vie pour des gens qui n’en ont rien à faire (ou ne vous croient pas) » (vous pouvez trouver les liens vers ces derniers en fin d’article).



Les amis d'Amir tué le matin même lui rendent un dernier hommage au domicile d'une de ses proches. Il avait 27ans, il s'est pris un éclat de bombe la matin même. Les attaques aeriennes du régime auront tué 63 personnes ce jour là.
Les amis d’Amir tué le matin même lui rendent un dernier hommage au domicile d’une de ses proches. Il avait 27ans, il s’est pris un éclat de bombe la matin même. Les attaques aeriennes du régime auront tué 63 personnes ce jour là. © Laurence Geai


Mais ce groupe de professionnels que l’on appelle « les journalistes freelances » se constitue aussi bien d’hommes et de femmes expérimentés que de jeunes photojournalistes, entre la vingtaine et la trentaine, qui se lancent corps et âmes dans un métier sans aucun réseau professionnel.

Ces photojournalistes, désignés comme la nouvelle génération, sont obligés de passer par la case de l’autoproduction pour commencer à montrer leur travail. Mais certains d’entre eux, plutôt que de réaliser des sujets locaux, décident d’investir afin de partir sur des conflits. Pourquoi risquer sa vie et dépenser plusieurs milliers d’euros sans garantie de pouvoir diffuser ses images ? Inconscience ? Héroïsme mal placé ? Manque d’expérience ? Ces réponses, souvent avancées, me semblaient toutes être beaucoup trop simples pour être justes. Alors, je suis allée poser la question à trois jeunes photojournalistes : pourquoi dépensez-vous vos économies pour partir en guerre ?

Qui a répondu à mes questions ?

  • Laurence Geai, photojournaliste depuis moins d’un an. Elle est représentée par l’agence SIPA et s’est rendue cette année à Alep, en Syrie, à Gaza et en République Centrafricaine
  • Michael Bunel, photojournaliste depuis environ trois ans. Il est diffusé par Réservoir photo. Il est parti couvrir les affrontements en Ukraine.
  • Jérémy Saint-Peyre, photojournaliste de 26 ans. Il fait partie d’Hans Lucas et a documenté la situation des réfugiés syriens hors des camps.

Un financement fait d’économies et de débrouilles

Partir couvrir un conflit, ça coûte très cher. Il y a bien sûr le billet d’avion, la nourriture, le logement. Mais sur le terrain, il y a d’autres types de dépenses incompressibles que l’on ne soupçonne pas : le fixeur, un guide indispensable pour la logistique et les rencontres sur place, les assurances, le gilet pare-balles, le casque, etc. Tout ceci réunit dépasse aisément les 3000 euros. Cet investissement est énorme pour n’importe qui, et surtout pour des photojournalistes débutants.

Jérémy est parti sur la frontière entre la Turquie et la Syrie pour documenter des réfugiés à l’extérieur des camps. Il nous détaille ses dépenses : « Pour 21 jours, de mi-décembre 2013 à début janvier 2014 : le billet d’avion pour un aller-retour m’a coûté 425 euros, le fixeur m’a demandé entre 150 et 200€ par jour (pour 16 jours sur 21, NDLR) donc un total de 2800€, la location de la voiture, le logement, la nourriture et l’essence m’ont coûté environ 35€ par jour. En gros, j’ai investi environ 4000€ dans ce reportage ».

Devant cet investissement colossal, chacun économise à sa façon pour pouvoir partir. Laurence partage son temps entre les reportages télés et les reportages photos. Ce qu’elle gagne au delà de ce qu’il lui faut pour vivre, elle l’investit immédiatement pour partir sur le terrain. Michael Bunel, lui, s’appuie de temps en temps sur le crowdfunding pour pouvoir financer son voyage : « Je peux partir sur le terrain avec un peu d’argent en poche et faire des mini crowdfunding qui me permettront de tenir le temps qu’il faut ». Les économies se mêlent à la débrouille pour pouvoir réduire certains postes de dépenses.



Frontière syrienne - Général Abdullateef Al Joboree, fondateur de la première division de l’armée syrienne libre, huits mois avant sa mort dans le bobardement de son QG dans la province d'Idlib.
Frontière syrienne – Général Abdullateef Al Joboree, fondateur de la première division de l’armée syrienne libre, huits mois avant sa mort dans le bobardement de son QG dans la province d’Idlib. Jérémy Saint-Peyre


Et puis, au delà des économies, il y aussi l’entraide entre confrères. Quand Laurence est partie en Centrafrique, elle s’est retrouvée avec plusieurs collègues expérimentés dont Pierre Terdjman (photojournaliste réputé et notamment exposé cette année à Visa pour l’Image). Elle témoigne : « Niveau financier je me suis faite aider par plein de gens que je rencontrais sur place. Tu squattes la voiture de l’un ou de l’autre. T’as une vraie solidarité qui s’installe sur le terrain ». Nombreux sont les jeunes photojournalistes à partir en groupe afin de pouvoir partager les frais. Mais même avec ces arrangements, le coût d’un voyage reste élevé. Quand je leur demande pourquoi choisir l’autofinancement, ils répondent sans hésiter : « ce n’est pas un choix, mais un impératif ».

« Je ne suis personne, donc je me débrouille »

Laurence fait depuis peu partie de l’agence SIPA. A-t-elle déjà sollicité l’aide financière de l’agence pour un de ses reportages ? « Je n’ai jamais demandé quoi que ce soit à SIPA. Ça ne m’est même jamais venu à l’esprit. Je ne suis personne, donc je me débrouille. Quand je réussirais à bien vendre mes images, alors là seulement je pourrais peut-être demander à ce qu’on me finance une partie de mon billet d’avion », répond-elle.

Produire soi-même permet aussi de pouvoir prendre du temps sur son sujet, travailler plus en profondeur et avec plus de liberté. « Pouvoir choisir mes sujets et le temps que je veux y consacrer sont deux avantages non négligeables. Je produis et je dois ensuite assurer la bonne construction narrative de mon reportage et faire au mieux pour essayer de le faire diffuser » explique Michael.

À l’écouter, l’autofinancement apparaît presque comme un investissement sur soi-même, en attendant de pouvoir trouver des commandes. Il confirme : « Je n’ai pas réellement choisi d’autoproduire mes sujets. Je suis arrivé dans le milieu il y a deux ans maintenant. Je ne disposais pas encore d’assez de contacts mais je voulais témoigner et produire. Je suis donc forcément passé par l’autoproduction en attendant d’avoir peut être la chance d’obtenir des commandes. Peut être qu’un jour j’attirerais l’attention de quelqu’un ».



Des soldats séparatistes dans une des tranchées du check point de Semenivka. La nuit commence à tomber alors que deux pro russes s'allument une cigarette. Semenivka. Ukraine. 19/05/2014
Des soldats séparatistes dans une des tranchées du check point de Semenivka. La nuit commence à tomber alors que deux pro russes s’allument une cigarette. Semenivka. Ukraine. 19/05/2014. © Michael Bunel


Le conflit pour se faire repérer ?

Mais faut-il absolument partir sur une terre de conflit pour intéresser les professionnels ? Sur cette question, le directeur de Visa pour l’Image, Jean François Leroy, est catégorique : « Tu n’es pas obligé d’aller à la guerre pour montrer que t’es bon photographe ». Et oui, c’est vrai, couvrir un sujet plus local peut être une excellente carte de visite. Des sujets sur le chômage, le handicap, l’éducation, la drogue, l’exclusion…on en voit.

Mais dans les faits, il n’est pas rare que je croise des photographes qui ont entendu cette phrase au moins une fois : « c’est bien ce que tu fais, mais tu dois partir à l’étranger pour faire du news ». Bien sûr, sur ce point, impossible d’avoir un seul témoignage, si ce n’est quelques confidences « en off » comme on dit. Mais le fait n’en est pas moins choquant. Le photojournalisme est-il si mal en point qu’il faille « tester » les jeunes photographes sur du conflit avant de les intégrer dans les circuits professionnels ?

Chacun de ceux que j’ai interviewés rencontrent des difficultés à vendre leurs images. Sur les 4000 euros investis par Jérémy sur les réfugiés syriens, il n’a encore rien vendu. Mais il est hors de question de céder au fatalisme. Jeremy a déjà fait le deuil du « photojournalisme d’avant » : « Don McCullin, Stanley Greene, Steve Mc Curry, c’est du passé. J’ai fait le deuil de cet âge d’or. L’autofinancement est une solution qui m’assure de travailler et de faire du reportage. Après, ça me met un peu hors circuit… mais ça finit par tourner. La preuve : tu es venue me chercher ». Michael se dit qu’un sujet peut redevenir une actualité : « Entre l’archivage et la marche du monde on ne sait jamais, un sujet peu ressortir. Je pense notamment à Maxim Dondyuk et son travail « Crimea Sich » réalisé entre 2010 et 2013 qui est ressorti partout avec l’annexion de la Crimée ».



Un soldat séparatiste sortant du bunker ou il s'était réfugié pendant une attaque aux mortiers de l'armée Ukrainienne. Semenivka. Ukraine. 21/05/2014
Un soldat séparatiste sortant du bunker ou il s’était réfugié pendant une attaque aux mortiers de l’armée Ukrainienne. Semenivka. Ukraine. 21/05/2014. © Michael Bunel


Raconter est nécessaire, renoncer, un choix

Finalement, l’engagement financier est peut être le moindre pour ces jeunes photojournalistes.

Pour Laurence, qui est partie en Syrie, le coût financier de ses voyages importe moins que la nécessité de témoigner de ce qui se passe dans le monde : « Partir en Syrie ne m’a pas coûté très cher. Ce qui est difficile, c’est que tu sais pertinemment que personne ne t’enverra parce que la situation est beaucoup trop dangereuse. Donc en partant, ton engagement n’est pas seulement financier, il est avant tout personnel. Tu risques des bombardements et des kidnappings. Les médias occidentaux n’en parlent presque plus parce que la situation est trop compliquée. Alors ce conflit disparait de nos infos. Je savais qu’il fallait y aller. Il n’y a plus aucune humanité là bas. La peur que tu vis pendant une ou deux semaines, les gens que tu rencontres là vivent depuis trois ans ; il faut le raconter ».



One of the last bomb launched by the israeli army before the ceasefire. It targeted a factory.
One of the last bomb launched by the israeli army before the ceasefire. It targeted a factory. © Laurence Geai


La foi dans le pouvoir du récit et de l’image est si forte qu’ils sont tous prêts à partir là où le monde doit être raconté. Sont-ils fous ? En quittant Laurence après notre rencontre, ses mots résonnent en moi : « Je me sens toujours à ma place là où je suis. C’est important pour moi que mon travail ait du sens. J’ai envie que ma vie ait du sens. Si un jour je m’aperçois que photographier le monde ne sert à rien, peut-être que je me réorienterais dans quelques chose de plus direct. Raconter c’est important ».



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Molly Benn a co-fondé OAI13 en septembre 2013. Elle en a été la rédactrice en chef jusqu'en 2015. Elle est maintenant Community Editor FR pour Instagram. Ses opinions sur OAI13 sont les siennes et pas celles d'Instagram.

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