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La ville de Charleroi demande le retrait d’un sujet primé au World Press Photo

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À Charleroi le nouveau bâtiment de la police est aussi le plus élevé. Il atteint les 75m de haut. Il a été inauguré cet été. C'est un véritable phare de la justice, avec une lumière clignotante qui émane de son sommet. Presque toutes les nuits, les hélicoptères surveillent la vie nocturne de la ville.

MàJ le 04.03.2015 à 22h44 : Le World Press retire finalement son prix à Giovanni Troilo



Le 12 février 2015, le World Press Photo – institution internationale du photojournalisme – récompense le travail de Giovanni Troilo sur la ville de Charleroi dans la catégorie « problématiques contemporaines ». Accusé de mise en scène et de désinformation, le sujet intitulé « The Dark heart of Europe » (le cœur noir de l’Europe) a profondément blessé les habitants de la ville belge, provoquant une réaction officielle de la municipalité.

MISE À JOUR – 2 Mars 2015 : Le World Press à depuis donné sa réponse à la ville de Charleroi, confirmant le prix du photographe ► http://bit.ly/1wIyVPV



À Charleroi le nouveau bâtiment de la police est aussi le plus élevé. Il atteint les 75m de haut. Il a été inauguré cet été. C'est un véritable phare de la justice, avec une lumière clignotante qui émane de son sommet. Presque toutes les nuits, les hélicoptères surveillent la vie nocturne de la ville.
À Charleroi le nouveau bâtiment de la police est aussi le plus élevé. Il atteint les 75m de haut. Il a été inauguré cet été. C’est un véritable phare de la justice, avec une lumière clignotante qui émane de son sommet. Presque toutes les nuits, les hélicoptères surveillent la vie nocturne de la ville.


« The Dark Heart of Europe » – l’origine du sujet

Giovanni Troilo est italien mais sa famille a vécu à Charleroi au milieu du XXe siècle afin de travailler dans les usines de sidérurgie. Dans sa série The Dark heart of Europe, Giovanni souhaite renouer avec l’histoire de sa famille dans cette zone géographique qui ne se définit plus par sa puissance ouvrière et qui a souffert de la crise du secteur industriel. Le photographe parle de son sujet en ces termes :

« Aujourd’hui, le malaise social s’insère dans la vie des citoyens [de Charleroi, ndlr]. Les routes, qui étaient à l’époque propres et fleuries, sont aujourd’hui abandonnées et en mauvais état. Les usines ferment et la végétation reprend ses droits dans les vieux quartiers industriels. Seuls une sexualité perverse et tordue, une haine raciale, une obésité névrotique ou un abus de drogues semblent être les solutions pour rendre ce malaise endémique acceptable. Charleroi est le reflet de ce qu’il se passe à plus grande échelle en Europe. Est-ce que nous devons rester ensemble alors que notre mission principale a échoué ? Allons nous avoir une seconde chance ? C’est cette question qui est posée à l’Europe aujourd’hui, c’est cette question qui est posée à la ville de Charleroi, le cœur noir de l’Europe. »



Maître Doberman et Clara la Chienne, sa femme, reçoivent des invités dans cet immeuble qui semble abandonné, dans le quartier de Marchienne au Pont. Dans cette image, il confronte sa femme à ses peurs.
Maître Doberman et Clara la Chienne, sa femme, reçoivent des invités dans cet immeuble qui semble abandonné, dans le quartier de Marchienne au Pont. Dans cette image, il confronte sa femme à ses peurs.


« C’est tout sauf du journalisme »

Si la municipalité de Charleroi ainsi que des habitants de la ville et de ses alentours ont été choqués par la reconnaissance photojournalistique de ce sujet, c’est en s’apercevant de l’ampleur médiatique du World Press qu’ils ont fini par se décider à exprimer leur mécontentement. Un courrier a été envoyé au World Press le 25 février 2015 signé du maire de Charleroi, Paul Magnette. La rédaction d’OAI13 a eu accès à cette lettre que la mairie ne souhaite pas publier dans son intégralité pour le moment. La municipalité demande dans ce document le retrait de ce prix à Giovanni Troilo :

« Madame la présidente du jury, monsieur le directeur, je ne suis certainement pas un expert de la photographie. Mais je sais qu’en journalisme, tout comme en photographie, le choix de donner un axe à son sujet est nécessaire et habituel. Néanmoins, de cacher certaines perspectives avec de l’information non vérifiée et déformée, de tordre la réalité en faisant de la mise en scène, c’est tout sauf du photojournalisme. Du moins, ce n’est pas le photojournalisme de qualité que vous avez l’habitude de récompenser. « Le World Press Photo s’engage dans le soutien et l’évolution du photojournalisme et de la photographie documentaire à l’international » (leitmotiv du WPP, ndlr). Nous sommes aussi engagés dans cette mission. Et c’est pour cette raison que nous vous demandons de retirer le prix qui a été accordé à Mr Troilo à la lumière de notre argumentation et nos explications. »


Alors que l’édition 2015 du World Press se plaçait une fois de plus sous le signe d’un débat autour de la retouche en photojournalisme, c’est de mise en scène et de déformation de la réalité qu’est accusé le sujet The dark heart of Europe.

Lors de l’annonce du World Press, le photographe Thomas Vanden Driessche, photographe belge, avait exprimé son mécontentement sur les réseaux sociaux. Pour lui, le sujet de Giovanni Troilo transforme la réalité de la ville belge. Contacté par la rédaction, il exprime son malaise en ces termes :

« L’utilisation de la mise en scène, l’éclairage artificiel mais surtout le caractère falsifié et mensonger des légendes participe à la construction de cette fiction prenant les apparences d’un reportage. Cela ne me causerait aucun souci si cet ensemble était le résultat d’une œuvre artistique très personnelle. Mais le photographe ne présente pas son travail comme tel. Au contraire, il donne manifestement une réelle dimension journalistique/documentaire à son approche. Le simple fait que cette série a été soumise au World Press Photo et surtout le fait qu’elle ait été primée lui confère une crédibilité journalistique. »


Un sujet accusé de désinformation

Dans sa lettre au World Press Photo, le maire relève les incohérences dans les légendes des images de Giovanni Troilo.



Philippe passe la plupart de son temps dans sa jolie maison située dans un des coins les plus dangereux de Charleroi. Il a demandé à être photographié assis
Philippe passe la plupart de son temps dans sa jolie maison située dans un des coins les plus dangereux de Charleroi. Il a demandé à être photographié assis


« L’éclairage dramatique de la scène et la légende de la photo laisse penser que cette personne vit recluse chez elle pour fuir la violence de son quartier. Il s’agit en fait de Philippe Genion, une personnalité bien connue à Charleroi et qui manifestement au vu des photos référencées sur google aime poser torse nu. Il habite dans un quartier populaire mais relativement paisible. Sa magnifique maison est également un bar à vin. »





« Monsieur G. est une personnalité en vue, truculente et très attachée à sa région. Bien loin de l’image donnée de lui par le photographe qui semble avoir voulu construire son image faisant référence à la “neurotic obesity” mentionnée dans le texte d’introduction de Giovanni Troilo. »

D’autres détails sont mis en avant dans cette lettre. L’image de la voiture est une mise en scène avec le cousin du photographe. La photo des policiers en équipement nous informe par sa légende qu’un nouveau bâtiment pour la police a été inauguré cet été et qui fait désormais office de phare pour l’institution judiciaire. Mais il n’est aucunement indiqué le cadre dans lequel les officiers de police interviennent.

Enfin, le maire de Charleroi exprime le ressentiment des habitants de sa ville. Selon lui, le sujet de Giovanni Troilo participe à la discrimination d’une population : « Le photographe a littéralement construit son sujet en déformant la réalité, ce qui discrimine la ville de Charleroi, ses habitants, ainsi que la profession de photojournaliste. (…) Non, Charleroi n’est pas le cœur noir de l’Europe. Vous ne trouverez aucun habitant qui reconnaîtra sa ville dans cette série d’images, dont les légendes ressemblent plus à un règlement de compte qu’un reportage ».

Vers un nouveau débat

Après les nombreux débats qui ont eu lieu sur internet et dans la presse quant aux 20% d’images disqualifiées pour retouches excessives, la profession s’est longuement interrogée sur la définition de la limite à ne pas franchir en matière de traitement d’image. Le World Press utilise, comme d’autres organes de presse, des logiciels de reconnaissance de retouche afin de définir si une image est recevable ou non. Mais existe-t-il un processus de vérification de l’information au sein de ce concours phare de la profession ? À l’heure où la photographie documentaire se mêle au portrait, au journalisme et même à la fiction, comment la profession va-t-elle se positionner vis à vis de ce qui est recevable ou non ?

Contacté par la rédaction, le World Press Photo et Giovanni Troilo n’ont pas souhaité répondre à nos questions. Le WPP adressera une réponse à la ville de Charleroi dans les jours qui viennent après avoir pris contact avec le photographe.

OAI13 remercie Axel Delepinne du service d’information de Charleroi et Thomas Vanden Driessche pour leur aide précieuse.

Pour aller plus loin….

  • Voir la série du photographe sur le site du World Press Photo : « The Dark Heart of Europe »

  • « La situation que j’ai photographiée est réelle » – Giovani Troilo – Note de suivi à 11:35 le 26 février 2015


    Le World Press Photo lance une page qui sera mise à jour régulièrement concernant la lettre du maire de Charleroi (12:40 le 26 février)



    Cet article n’est maintenant plus mis à jour par des notes de suivi.





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    1. […] Le 12 février 2015, le World Press Photo – institution internationale du photojournalisme – récompense le travail de Giovanni Troilo sur la ville de Charleroi dans la catégorie « problématiques contemporaines ». Accusé de mise en scène et de désinformation, le sujet intitulé « The Dark heart of Europe » (le cœur noir de l’Europe) a profondément blessé les habitants de la ville belge, provoquant une réaction officielle de la municipalité.  […]

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